Marius ou la lettre
Premier jet du début d'une nouvelle que j'aimerai écrire... que l'on y reconnaisse qui l'on voudra et que l'on m'excuse des lourdeurs, fautes et autres maladresses auxquelles temps et travail remédieront (Inch'Allah!)
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Marius ou la lettre
Hiver 1940. Jeannette a vingt ans.
Un froid soleil se lève paresseusement dans le silence des collines. Jouant avec le sol glacé, il sème ses reflets sur le manteau blanc dont la terre s'est couverte. Des bleutés, des argentés scintillent. Chacun d'eux murmure à l'oreille attentive, évoque une chose, une odeur, une histoire et leur concert anime d'une vie discrète les champs endormis. Pâles échos des blés faisant danser leurs jaunes et leurs dorés dans le vent de juillet. Celui-ci, auprès du puit, frêle et tremblottant, comme la dernière feuille que l'automne emporta ; celui-là, au pied du frêne au serres noires et nues, aigu et dur comme la glace qu'il faudra briser, pour atteindre l'eau du lavoir. Chaque hiver et chaque matin, le soleil d'hiver semble en inventer de nouveaux, qu'il n'a encore jamais offert à la vue des hommes qui vivent là. Et surement, il en garde encore d'autres en secret, pour les matins, pour les hivers qui viendront.
Marie-Jeanne jette son châle de laine sur ses frêles épaules, les os mordus par le froid. Elle ferme ses petits yeux encore engourdis de sommeil, et tend son visage, cherchant la timide caresse d'un rayon. Chaque matin, comme s'il voulait rappeler les chaleurs du printemps encore lointain, le soleil chauffe doucement, pendant quelques minutes, une heure peut-être ; puis comme s'il dépensait ainsi toute l'énergie que le rude hiver lui permettait de conserver, il se fait froid pour le reste de la journée. Le jeune visage dessine un fin sourire et les yeux se rouvrent où brillent la joie légère d'avoir volé, comme un fruit sur les étalages du marché, un frileux morceau de la belle saison.
La lourde porte en bois grince, et les sabots d'Yvonne résonnent sur le perron. De sa haute et fine silouhette, la jeune fille traverse la petite cour pour rejoindre sa cadette, la prend par le bras. ''Allons Jeannette, viens, le Bon Dieu ne nous attendra pas.'' Il y avait une heure de la maison jusqu'au village, si l'on allait d'un bon pas. Les leurs, fermes et rapides, faisaient craquer le givre épais du chemin. Passée la première colline, elles s'arrêtèrent un instant ; à travers la haie aux branches nues, on distanguait une petite maison ; une fumée s'en élevait pour se perdre dans la lumière blanche du matin. La mère D sorti, enroulée dans une grande écharpe, un panier sous le bras et gagna le chemin, adressant aux deux soeurs le bon sourire de son visage franc. ''Alors, mes filles, ça va comme ça veut?'' Le regard pétillant qui toujours accompagnait ses mots forçait à oublier, au moins le temps d'un salut, les soucis qui vous travaillaient l'âme. ''On fait aller, Mam' D, on fait aller''. Ses yeux parraissaient regarder au loin, bien plus loin que ces terres désolées et l'on s'y plongeait en oubliant la guerre revenue, et avec elle ses hommes absents, ses angoisses et ses voiles noirs qui depuis un an déjà fleurissaient dans la vallée. Habillée de noir, elle aussi, comme la plupart des femmes des hameaux alentours, elle avait ces phrases anodines et banales que la sagesse populaire fait couler à travers les générations.
Elle savait les prononcer avec une chaleur telle qu'elles prenaient, sous leur couleur de résignation, des accents de vérité toute simple qui avaient le secret de montrer des brins de joies dans une plaine endeuillée. Elle se retourna et lança ''Marilou! Marilou! Vim! Epècha te, que l'Père André aura fermé ses portes!'' Une seconde silouhette se détacha devant la maison, et l'enfant dévala la pente de ses petites jambes entravées par les lourds chausses de bois. La petite troupe se mit en route, et de sa voix fraiche la Jeannette entonna une chanson du pays que le claquement des galoches et le sifflet du vent accompagnaient joyeusement.
...
Quand les cloches sonnèrent la fin de la messe, les femmes descendaient par petits groupes les quelques marches de l'église et s'arrétaient un moment pour discuter. Une vieille dame , voilette de dentelle noire couvrant ses cheveux blancs, s'approcha des deux soeurs : ''Bonjour mes filles! On fait aller? Comment va le père Giraud? Pauvre homme, veuf à son âge, c'est pas des choses qui faudrait voir, tè. Mais enfin il a bien de la chance d'avoir des filles comme vous, vous lui êtes d'une grande aide, tè.
- Pardi! L'bon Dieu lui a pas tout pris, au père Joseph!'' La mère D arrivait, sa fille sur ses pas, un air jovial quoique d'une certaine gravité sur le visage. ''Au fait, Yvonne, comment va la Simone ? Ton père m'a dit que son mari a été appelé, pardi, elle va pas rester toute à Menton, quand même, he`?
- Oh non Mam' D, notre beau frère a été fait prisonnier en Allemagne il y a un mois de cela. Elle a mit leur petites affaires en ordre, fermé l'économat qu'elle ne peut plus faire marcher toute seule, elle devrait arriver à la Chalaye sous peu.
- Milladioux! Allons, pensons qu'prisonniers ils ont plus de chance de r'venir, nos hommes, qu'en restant au front avec les fusils allemands aux fesses!'' glissa la mère D en prenant la jeune fille par le bras. Puis, retrouvant toute sa gaité, plus pour la vieille dame que pour les deux soeurs, elle lança : ''Tè, en parlant de ça, m'en vais t'en raconter une bonne moi! Paraît qu'le fils à Laval, l'a eut une sacrée frousse, tè, pas'qu'un boulet d'canon, mazette, lui a frolé l'corps. L'a bien cru y passer, l'bonhomme, mais y s'en ai sorti. Mais, tè, quand y s'est réveillé à l'infirmerie, l'gars, y lui manquait un fesse! T'y sais pas comment qu'on l'appelle maintenant? Borgne-fesse!''
Les deux femmes partirent d'un même rire, où la tristesse le disputait à une envie de vivre, coûte que coûte, comme pour ne rien céder aux mauvais jours. Il y avait, dans ces visages soucieux et rieurs, une sorte de fierté, d'honneur que l'on défendait chaque jour, et ces éclats de rire le disaient bien haut : laisser le désespoir gagner du terrain aurait été une défaite sur le champs de bataille du quotidien. Yvonne se tenait tête baissée, et Jeannette, sérieuse, regardait les femmes lutter contre leurs malheurs. La mère D lisant dans ces postures ce qu'elle avait oublié un instant, se reprit. Elle était allée, la veille, au village du Teil et y avait rencontré leur tante L. Son fils étant aussi au front, il lui demandait, dans chacune de ses lettres, si l'oncle Giraud avait des nouvelles de son fils Marius, parti en même temps que lui.
''L'on sait bien, ma bonne dame, que le cousin demande après notre frère. Mais voyez, nous n'avons point de nouvelles, pas une lettre ne nous arrive. Allez savoir!
- Hé, comme on dit, ma fille, pas nouvelles... Faut jamais être trop pressée que le facteur vous ammène un soir la lettre avec une médaille et des regrets à l'intérieur! Y a des lettres qui se perdent, dans les temps de guerre, et puis des officiers qui s'amusent à filtrer le courrier des pauvres bougres comme nos soldats. Allez, mes enfants, les soucis ne font pas jolis sur vos jeunes minois, riez tant que vous avez encore des belles dents à montrer! Le bon Dieu le garde votre frère!
- Qu'il vous entende, ma bonne dame, qu'il vous entende.''
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